samedi 7 septembre 2013

les restes

Elle a eu 79 ans. Quand je suis en sa présence maintenant, j'ai une forme de curiosité détachée, c'est comme si elle sortait du fameux livre d'Oliver Sacks, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Impossible d'anticiper  ce qui va ne plus fonctionner, mais surtout de quelle façon cela va dysfonctionner. La curiosité est détachée, mais c'est tout, juste la partie de moi qui est curieuse : pour le reste, rien de détaché, tout dans le même bloc - la tendresse, l'agacement, l'abattement, l'énervement, la patience, la malice, le renoncement, la tristesse.

- "Je sais bien que je suis vieille, je m'en rends bien compte que je suis vieille, mais 79 ! J'aurais jamais cru que j'avais cet âge là."
Plus tard dans la soirée, l'extinction des lumières et l'arrivée du gâteau illuminé semblent l'inquiéter. Elle retarde le moment de souffler les bougies, sans que l'on sache pourquoi  : sans doute ne comprend-elle pas bien ce qu'elle est censée faire. Quand après avoir embrassé chacun deux fois pour gagner du temps, elle se retrouve face au gâteau, elle est embarrassée :
- "Mais je ne vais tout de même pas cracher sur le gâteau!"
Elle souffle en portant sa main à sa bouche rapidement plusieurs fois comme lorsqu'enfant nous voulions imiter le cri des indiens.
Elle rit beaucoup quand elle reçoit ses cadeaux. Cette fois elle se masque souvent la bouche mais c'est par coquetterie, parce qu'elle a perdu une dent pendant l'été, qui n'est pas encore remplacée.
-"79 ans ! dit-elle d'un ton légèrement outré, comme si quelqu'un lui avait fait une mauvaise blague. Mais on peut avoir cet âge encore longtemps ?"
On la rassure en lui disant que non, le chiffre change ensuite.

Aujourd'hui - quatre jours se sont écoulés - le souvenir de cet événement s'avère déjà brumeux. Elle l'évoque en disant "c'était à Noël". Elle fait une bizarrerie inédite, au moment de passer à table, elle va chercher des serviettes et rapporte des serviettes de toilette. Le signifiant plus fort que le signifié, c'est nouveau.
J'ai rempli le réfrigérateur. Pas trop, car elle déteste ça. Des crevettes cuites, du poulet cuit, du saumon fumé, des raviolis au fromage, quelques légumes. Elle est troublée de voir à nouveau sur les rayonnages des produits qu'elle dit avoir mangés la semaine dernière.
-"Mais c'est parce que tu m'a dit que tu avais aimé ça, alors j'en ai racheté."
J'ai l'impression que l'explication lui semble claire. Mais je ne sais jamais si elle mange tout cela où si elle balance le tout à la poubelle dès que j'ai passé la porte.

L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, 1988, est publié aux éditions du Seuil.

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