vendredi 4 septembre 2015

un cadavre trop trop mignon

La vertu de l'image de presse, de reportage, c'est souvent de nous montrer ce qu'on ignorait, où de matérialiser ce qu'on n'avait pas imaginé, ou ce qu'on arrivait pas à imaginer. Alors elle prend place dans notre imaginaire, elle fait sa place et, par là, nous enseigne sur la difficulté que l'on avait à la construire nous-même, cette image. Dans tous les cas, elle devient témoin : d'une réalité (extérieure), et/ou d'une difficulté (intérieure).

Parfois elle acquiert un statut d'icône : telle photo évoquera pour la grande majorité le débarquement, la libération de Paris, la guerre du Vietnam, les manifestations sur la place Tian'anmen, etc.

Je m'interroge sur l'engouement que suscite la vision du cadavre d'un enfant ces derniers jours, autant dans les rédactions, sur les plateaux télé, chez les hommes politiques, sur les réseaux sociaux, etc

Illustration de Kichka, piquée sur son blog :
http://fr.kichka.com/2015/09/03/aylan-kurdi/

Je ne crois pas que les professionnels de l'information, ni même le grand public ignorent :
- que le déplacement de populations concerne aussi les familles (il me semble que l'on a même beaucoup parlé du problème des réfugiés récemment, et à quoi elle sert, alors, notre dernière Palme d'or du Festival de Cannes ??)
- que la mort touche aussi les enfants (oui, la mort n'est pas réservée aux plus de dix-huit ans, beaucoup de familles peuvent en témoigner)
- qu'un être humain plongé de façon prolongée dans l'eau, de telle façon qu'il ne puisse respirer, meurt : cela s'appelle la noyade (et de cela aussi, il me semble que l'actualité en a fait mention plusieurs fois ces dernières semaines).

Alors ? "Un enfant qui semble dormir, comme notre fils ou notre petit fils", décrit le directeur de La Stampa (Mario Calabresi). "Je ne pensais pas un jour vivre cela. L'horreur n'a pas de limite. Ma colère me mobilise, je n'ai pas le droit de baisser les bras." écrit sur son compte Facebook un collègue, qui publie aussi la photo de l'enfant associée à un poème plutôt discutable, et qui n'explique pas en quoi consisterait sa mobilisation et ses bras levés. C'est "atroce" commente BHL sur BFM, alors même qu'il est habitué aux zones de guerre où il prend généralement la pose. "Il faut avoir un coeur de glace pour ne pas s’émouvoir aux larmes", note Kichka, l'illustrateur à qui j'ai emprunté l'image ci-dessus (sans avoir pour l'instant reçu son accord pour l'utiliser).
Ai-je un coeur de glace ? C'est possible. Il n'empêche qu'à l'évidence, si cette image est publiée, republiée, bloguée, twitttée, c'est que l'enfant est mignon. Si elle ne suscite aucune analyse pertinente, si elle ne contient aucune informations et s'accompagne simplement de commentaires émotifs, c'est qu'elle est "trop chou". 
Habillé comme Oui-Oui, avec une pose à la Winnie l'ourson qui aurait trop mangé de miel, ce corps sans vie ressemble aux photos et vidéos "trop mignonnes" que s'échangent les internautes (des bébés, des chatons, des animaux de toutes sortes), version 2.0 des images des calendriers postaux de nos ancêtres. Maculé de sang ou d'algues, démembré ou éventré, le bambin serait resté dans la case des inmontrables.

C'est un cadavre photogénique. Prêt à l'emploi (pas besoin de Photoshop). Une image consensuelle. Qui fait plaisir à tout le monde.

5 commentaires:

  1. Article tout à fait juste. Evidemment l'image attriste, mais pour en avoir vu des dizaines montrant des adultes/ado/femmes morts et échoués sur des plages sans que personne ne s'indigne réellement. Je me suis posé la même question de "l'esthétique" de cette image. Et puis aussi, honnêtement de la couleur de cet enfant. Parce que j'ai vu des images de petits enfants noirs morts circuler sur le net après le même type de naufrage et personne n'a réagit. Est-ce que sa peau claire et la pose "propre" y sont pour quelque chose ? J'en suis persuadée.

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    1. Oui, j'imagine que si l'on pouvait faire, d'après des statistiques, le portrait robot de la personne migrante noyée en Méditerranée, c'est plutôt celui d'un jeune adulte noir qui se dessinerait. L'image d'Aylan Kurdi en ce sens n'est pas symbole de cette âpre réalité, mais bien d'une incapacité à l'empathie avec un autre "trop" différent en même temps que du nombrilisme européen.

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  2. On en a lu, sur Facebook, Twitter, des âneries mièvres et des cris de révolte fort virtuels, face à l'horreur (effectivement "consensuelle" dans le cas de cette photo). Ils n'écoutaient pas les infos depuis des mois, tous ces scandalisés du jour ? Malsain, ce partage - enrobé de beaux sentiments - de l'image d'un bébé mort. Merci pour ce coup de torchon sur des larmes de crocodiles lents à la détente.

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  3. Je n'ai pas tout de suite entendu parler du reste de la famille, notamment du frère plus âgé qui ne devait sans doute pas être aussi mignon, peut-être plus foncé et qui n'avait peut-être pas l'air de s'être endormi sur le rivage. Le directeur de la Stampa nous donne la réponse. C'est ignoble ! SdA

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